Traverser ou mourir

Depuis que le glacier est parti, les caribous traversent la Koksoak pour aller dans la plaine côtière où le vent de la mer protègera les petits des moustiques. Tous les automnes, il faut retraverser la rivière à contre-courant. C'est le passage entre vivre et mourir.

Il faut je crois d'abord présenter la grande rivière Koksoak. Depuis 1985, on a détourné la moitié de ses puissantes eaux vers un complexe de barrages et de centrales électriques. Mais il y coule encore 2 800 mètres cubes pas seconde en moyenne, soit 1000 de plus que le Rhône, et 9 fois plus que la Seine ( débit moyen de 328 m3 d'après wikipédia, mais je pensais que c'était plus que cela alors j'ai un doute). Elle coule entre des falaises élevées et il est difficile d'y descendre, le courant y est très fort, l'eau très froide et sombre.

Il y a un endroit pour traverser, le meilleur, et les caribous le pratique depuis qu'il est possible de passer. Mais cela demeure une épreuve. Un exploit pour ces très bons nageurs, qui fait que seuls ceux qui sont capables s'appelleront caribous et auront le droit de vivre. Les mères regardent leur petit avec appréhension, est-il assez gros? est-il assez fort? Une fois descendu à l'eau, il n'y a pas de retour possible, traverser ou mourir.

La taille du troupeau de la Koksoak varie beaucoup, parfois de plus de 50% d'une année sur l'autre. Je l'ai vu réduit à presque rien, je l'ai vu à presqu'un million de têtes. L'équilibre avec le milieu se situant autour de 250 000 caribous. En encore c'est une opinion de l'ours dont se balancent complêtement les caribous. Le troupeau est une gigantesque machine à transformer le très maigre lichen de la toundra en protéines pour tous les animaux du Nord. La mort du caribou est une partie essentielle de sa vie, de la vie dans tout le Nord. Alors tout ce qui limite la taille du troupeau, c'est la disponibilité de nourriture. On se multiplie jusqu'à ce que tous aient faim, un virus passe et c'est l'effondrement du troupeau, les plus forts survivent pour recommencer. Les loups éliminent les faibles, les mauvais coureurs, mais ne contrôlent pas vraiment la taille du troupeau.

Cette année il est passé un peu plus de 450 000 bêtes au dessus des chutes de la Koksoak. A ce nombre, il est impensable que le troupeau s'arrête ne fusse qu'un instant, ceux derrière vont mourir de faim, ceux devant mangeant tout ce qui est disponible dès qu'il y a une pause un peu longue. La nourriture étant très pauvre, il faut un grand volume pour tenir un caribou debout.

Devant, il y a les mères de clan, les vieilles qui connaissent la route et qui forcent le pas pour tenir le groupe en vie. Après ce sont les mères avec les petits et les mâles les plus forts de chaque coté de la harde pour protéger des attaques. Après ce sont les vieux, les lents, les sacrifiés. Faiblir, ralentir, c'est reculer, c'est aller vers la mort.

Le prix à payer pour le passage varie selon la santé du troupeau. C'est rarement moins de 500, c'est rarement plus de 5 000. Les Inuit comme les loups sont aux aguets tout le long de la rivière, et sortent les carcasses qui passent assez près. Il n'y a rien qui se perd. Et pour les loups, après la disette de l'été, le temps de l'abondance et des bonnes chasses revient. C'est le temps de faire des forces de faire les réserves de graisses qui les protègeront du froid. Les hommes aussi d'ailleurs, bien que les peaux, la douce et très chaude fourrure des caribous soit le plus grand objectif.

Dans ce pays si exigeant, il n'y a pas de différence entre la mort et la vie. La vie continue ne nourrissant des morts. La vie continue, et cela n'a rien avec votre force, votre chance, vos prières... la vie continue bien au-delà de vous...