Petit rêve de lune noire

Les attrapeurs de rêves sont peu efficaces les soirs de lune noire. Parfois ça fait mal.

Elle s'appelait Carole, je crois, je ne me rappelle plus. Enfin, c'était un nom très fréquent à l'époque. J'ai rêvé d'elle à la dernière lune noire. Il m'en reste une tristesse sourde, dont j'espère me débarrasser en vous en parlant.

J'avais 18 ans. Peut-être que mon dégout du monde entier me donnait un certain charme. Je n'avais que mes mots pour me protéger du monde, et je n'hésitais pas à dresser des murs de phrases pour cacher mon désarroi. Parler ne sert pas qu'à communiquer, on peut se servir du langage pour s'opposer jusqu'à être seul.

Carole porte un teint très blanc d'enfant malade, que sa très abondante chevelure très noire rend encore plus blanc. Des yeux tristes, et un sourire doux qui laisse passer une larme, et plus rarement des mots, comme si son silence compensait ma logorrhée. Probablement que les autres ne l'auraient pas jugée belle, mais sa fragilité de corps rencontrait ma fragilité de cœur. Quand ma main frôlait sa peau, je sentais une vibration faite de passion, de crainte, de doute et de désir, et je vibrais comme elle de peur, de honte et aussi de passion.

Souvent elle se jetait tout contre moi, se pressait très fort contre moi, et je n'osais pas répondre à cette intensité, tant mes mains craignaient d'écraser, de briser ce corps si mince. Je sens encore sous ma main, son duvet abondant, qui répondait à ma caresse et se dressant. J'en mourrais de désir, de plaisir.

J'ai rêvé d'elle à la dernière lune noire. Nous avions encore 18 ans, et elle portait toujours le même sourire triste. Tout près, j'ai glissé ma main sur sa joue, sous ses magnifiques cheveux noirs, pour l'approcher encore de moi, pour l'embrasser. Et j'ai senti puis vu une énorme cicatrice sombre en forme de x qui partait de la tempe pour descendre dans le cou. Et dans ce rêve fou, je me suis senti responsable, coupable de cette marque. Je ne sais pas pourquoi.

Pourtant, je ne me rappelle pas lui avoir fait de la peine. Mais qui peut savoir ce qu'une fille de 18 ans cache dans son cœur. Je ne sais pas pourquoi son fantôme m'est revenu ce soir de lune noire, après tout ce temps. Il ne faut pas que je cède à la tristesse, nous avions joint nos malheurs pour en faire un bonheur le temps d'un printemps, c'est le plus que nous pouvions faire.