La lame de Ramah (troisième partie)

Après la tempête la route se poursuit.  J'espère que vous aimerez... ( svp  les commentaires sont très bienvenus).

C’est le silence qui réveille Qalingu. La tempête est finie. Pour sortir, il doit dégager le bloc de neige durcie qui sert de porte à l’iglou, et qui est maintenant coincé par la neige fraîche poussée par le vent. Il faut forcer, mais doucement. Il ne sert à rien de s’agiter en route. La sueur est une ennemie, parce qu’après l’effort, elle nous gèlera. Mesurer ses gestes, ne pas dépenser inutilement la précieuse énergie, se défendre contre le froid, voilà les règles de vie des Inuits. Parce que le froid est à la fois l’ami et l’ennemi. L’ami qui conserve, qui permet le voyage et la chasse sur la glace. L’ennemi qui tue si on le méprise. Ou le froid n’est ni l’ami ni l’ennemi, c’est simplement la réalité.

Quelle joie de sortir dans ce ciel qui rosit à l’ouest. C’est le soir. L’air goûte bon, à l’appel, les chiens sortent en s’ébrouant de la neige qui les recouvrait. Manger, boire, polir la glace sous les lisses, charger, atteler lentement les chiens au cométique, vérifier qu’on n’oublie rien, il ne reste plus que la clarté des étoiles pour éclairer la route. La neige est très froide, elle glissera bien. Les chiens s’impatientent et jappent beaucoup, mais Qalingu veut savourer encore un peu la saveur de la vie. La route c’est le bonheur.

Un seul Uha! Et c’est parti, les chiens désiraient tellement ce moment. Le silence s’établit aussi rapidement que la vitesse de croisière est atteinte. Le vent n’a couvert que d’une fine couche de neige très douce aux pattes des chiens, cette piste qui sera ferme encore un moment, encore pour deux Inouksuit.

D’accord la tempête a un peu retardé le voyageur. Les conditions sont cependant idéales maintenant. Le cométique file si vite qu’il fera cette nuit le voyage de deux jours. Et si lui ne connaît pas la piste, Kajualuk sait. Elle sait aussi que la meilleure façon d’avoir sa ration de viande, c’est aller au bout du chemin, mieux vaut y mettre tout son cœur.

Les étoiles sont si brillantes dans cette nuit calme qu’il voit très bien la piste. La lune se lèvera à sa gauche quand il passera la cinquième borne. On lui a dit qu’il y a autour d’une demi-journée de route entre celle-ci et la dernière. La vitesse est tellement grande qu’on pourra la faire en la moitié moins. Et après? Il ne sert à rien de se poser la question, après il y aura une route quelque part, quelqu’un en a décidé ainsi.

Pour la route, il a coupé des cubes de gras de baleine, qu’il a mis dans les manches de son anorak. Comme il n’a que ses mitaines chaudes et pas les grandes pour travailler dans la neige, il est facile d’aller chercher ces bouchées un peu douçâtres, qui lui rappellent son enfance. Qalingu est heureux, il pourrait tenir des jours comme ça, debout sur les lisses du cométique, à se pencher d’un coté ou de l’autre pour le diriger, à pousser d’un pied pour aider les chiens si le traîneau semble ralentir. Il n’y a plus l’Inouk, des chiens et un cométique, mais l’image d’un cométique qui vole, avec la terre qui fuit.

Il faudra bien faire une pause, oui! Avant que la lune ne se couche, pour avoir une belle lumière le temps de préparer le repas des chiens, de vérifier qu’aucune patte n’est coupée ou blessée, les soigner au besoin, dégeler du phoque bouilli pour l’homme, réchauffer le thé… bientôt… cette pause sera vraiment la bienvenue. Il faudra s’arrêter avant le dernier Inouksouk, pour avoir encore une piste pour repartir.

Justement, qui l’appelle? et pour quoi la voix ne donne-t-elle pas signe de vie? Aura-t-il à retourner au bout du terrain connu de son clan, parce qu’elle se sera tue? Peut-être est-ce cela, la voix était tellement pressante qu’elle craignait peut-être une mort très prochaine et qu’il est maintenant trop tard? Pourtant, il fait le plus vite qu’il peut. Oui, oui il y a eu la tempête, mais on ne peut voyager durant une tempête, cela ne sert à rien, on se fatigue sans vraiment avancer. Qalingu dit dans sa tête : - attends, attends-moi, je viens, tu vois bien que je vole aussi vite que je peux… suis-je sur la route? Es-tu encore vivant?

Mais il n’y a pas de réponse. Tiens, ça monte un peu ici. Il fera la pause en haut de la montagne, espérant que cela descend lentement de l’autre côté, l’idéal pour repartir. Au! Au! Hurle-t-il, Kajualuk est d’accord, c’est un bon endroit pour faire une pause. La grande chienne ralentit le train jusqu’à arrêter. Aussitôt les chiens se jettent sur le côté, comme si cela soulageait les pattes de ne plus avoir à porter un corps. Il y a un petit nuage de buée formé de l’halètement des chiens, ça fait un doux bruit réconfortant qui n’est interrompu que le bruit du lapement de la neige.

Qualingu regarde autour de lui et comprend le paysage. Les glaciations ont créé une succession de plateaux qui s’étalent une pente assez abrupte. C’est un immense escalier pour l’incommensurable géant saison, prouvant à l’inuk que ce n’est pas sa terre, qu’il n’a pas de terre. Il ne fait que voyager sur le pied du géant qui sait où il va. Qalingu ne peut rien décider. L’escalier part de la mer, monte-t-il jusqu’au ciel? Impossible de le savoir. Il faudrait demander à la Korsoak la toute puissante qui a osé fendre l’escalier pour avoir elle, un chemin de retour. Elle ne répondra pas, trop occupée à manger ce qui s’oppose à elle.

Comme le Nord est silencieux. Quand le vent ne hurle pas, la neige étouffe les sons, et rien ne vient déranger la réflexion des choses. Avec un peu d’attention, il pourrait entendre le silencieux Ukaliq ( lièvre arctique) à 15 mètres. Ce n’est pas le temps de la chasse, il faut préparer les chiens pour un autre effort. Et la meilleure façon c’est de dormir. Un nouvel iglou, un autre sourire pour le souvenir de Mitiarjuk, une image de piste glacée, la douceur de la fourrure permet d’ouvrir la bonne porte du second monde, là où se poursuit le chemin de paix.