inuksuk (deuxième partie)

Nous portons les âmes de tant d'organismes vivants. Je sais que j'ai en moi une des âmes d'une ourse et d'un renard. Peut-être aussi de plusieurs femmes. Il serait utile de lire le texte d'hier, si ce n'est pas fait.

L'évidence est là. Elle avait tout de suite reconnu chez ce chasseur, l'homme qu'elle avait aimé durant sa dernière vie, et peut-être ses dernières vies. Il a dû partir, sur le sentier montant le long de la Koksoak, porter un important message, un voyage de trois jours. Après une semaine sans lui, elle est partie à son tour, marchant sur la piste de neige, le rejoindre. Elle ne peut vivre sans lui.

Combien de temps a-t-elle marché? En haut de la deuxième chute, il y a un grand Inuksuk qui marque la bifurcation entre la route du sud et la route de l'est. Sur cette petite montagne, elle voit l'infini du paysage et comprend que le plus sur moyen de rejoindre son amant est de rester ici, de l'attendre ici, il repassera avant la fin du monde. Elle a enlevé tous ses vêtements et s'est endormie dans la paix du froid.

Mon ami m'a prêté sa nouvelle bicyclette de montagne depuis si longtemps je veux suivre le sentier millénaire qui longe la rivière. L'été, à pied, la route est trop longue et je ne veux pas utiliser ces tous-terrains si bruyants qu'on ne peut plus penser. Et puis la vitesse de la bicyclette nous protège de l'attaque des féroces moustiques, à condition de nettoyer régulièrement ses lunettes.

Ça monte raide le long de la deuxième chute et en haut je dois faire une pose pour me ré-enduire du répulsif à moustiques qui pue tous les diables, mais me permet cette excursion. J'en profite pour faire du regard le tour du paysage austère de la toundra, paysage écrasé qui ne s'est pas relevé du passage du dernier glacier, plaine morne de tourbière et pourtant d'une sombre beauté qui... soudain une pointe acide me rentre dans le cœur, une douleur sourde et l'urgence de fuir ce lieu qui me paraît maintenant chargé de tant de malheur. Il me faut revenir vers les humains.

J'ai souvent rêvé à cet Inuksuk de la deuxième chute, ce lieu de toutes les exigences où on doit choisir sa route, sa vie. Surtout à l'approche d'un voyage, partir, partir, aller ailleurs comme s'il fallait trouver quelque chose que je ne connais pas.

95-inukshuk.jpg

Est-ce que j'arrivais, est-ce que j'attendais quelqu'un dans ce hall d'aéroport semblable à tous les autres ? Je ne m'en souviens plus. Mais tout à coup, j'ai vu ses yeux et c'est sorti par ma bouche et j'ai pu sourire. Sourire, comme je ne l'avait pas fait depuis des années. Alors, les yeux se sont animés d'une vie nouvelle et elle m'a reconnu. Enfin, à travers toutes ces routes, nous nous étions retrouvés. Le temps n'existe pas, seul l'amour compte.