Un conte de Mains-de-feu

Si vous aimez, il y a beaucoup de pages avant et après dans le roman, et pour le trouver voir le billet précédent.

Le conteur s'assoit sur ses talons dans un équilibre instable, mais très théâtral, il évalue son public, contera-t-il, ne contera-t-il pas et si oui, que contera-t-il si la demande se montre assez forte? C'est manifestement un code... il aimerait bien continuer, mais il faut des spectateurs pour qu'il y ait spectacle. Et encore plus, il faut que le public ait du talent pour que le conteur puisse exceller. Alors il se fait prier... hésite et se plaint qu'il est très tard... qu'il doit dormir parce que demain, mais on lui demande :

--dit nous quand la Tortue attrape une baleine

--non dit nous Glouskap et le grand castor

--Je veux quand Tortue épouse la préférée du Sagamo, une voix de fille bien sûr, à laquelle une autre fille répond :

-- Non je veux les noces de Mikumwesu ou bien quand Mikumwesu détruit le faux Glouskap

Le conteur prend une grande inspiration, regarde l'assistance et soudain accroche le regard de Mains de feu et sans que son regard ne quitte le responsable du savoir des canots, il dit d'une voix très grave:

--) Koluscabé chassait le mammouth dans la plaine sans arbre...

Tout de suite un grand haaaaaa monte de l'assistance, un conte des origines. Le véritable sens n'en était pas facilement donné, il fallait comprendre le contexte, pourquoi il était dit maintenant, évaluer les nuances. Le bon conteur cachait bien les clés, Il arrivait que le conte terminé l'assistance se perde en palabres sans créer un accord.

--) pourquoi ne prononces-tu pas Glouscap comme tout le monde?

--) Parce que je suis Nojitacwin, je suis le responsable des mots depuis que nous marchons près de la Rivière, et maintenant il me faut dire Koluscabé, parce que c'est lui qui chassait le mammouth.

Après avoir remis l'impudent à sa place, le conteur se replie sur lui-même, ferme les yeux et attend qu'un silence complet se fasse. Et après un long moment, avec seulement le craquement du feu, il commence d'une voix très douce à psalmodier plutôt que dire. Il fallait vraiment tendre l'oreille pour entendre les mots, mais ce ne sont pas des mots, c'est le bruit du vent froid. Les pas des marcheurs très las dans la maigre neige qui ne recouvre pas le foin jauni. L'effort de la survie de ces gens montés du sud et qui sont maintenant à la frontière du possible.

Le glacier a reculé jusque-là. Une énorme falaise de glace, si haute, si haute quelle est infranchissable. Le pâle soleil allume des brillants, dans la face terrible, et à son pied, ils sont là, coincés, les mammouths.

Cela fait plus d'une lune que le peuple suit Koluscabé, ils ont froid, ils ont faim, ils sont si fatigués, mais voilà maintenant la récompense promise, il y a de quoi manger pour deux hivers, la fin du voyage, la chaleur des peaux et le bonheur pour tous.

Ici sur la petite colline, on voit bien le grand troupeau, mais aussi les prédateurs du troupeau, énormes tigres aux dents de sabres, qui n'osent attaquer parce que le troupeau va se défendre. Aussi des loups des caribous et bien d'autres animaux encore... et l'ultime prédateur : la faim. Il y a trop de bêtes et plus d'herbe. Il y a trop de bêtes pour que les prédateurs puissent organiser une chasse, ils seront piétinés par les affamés.

Les loups sentent les nouveaux arrivants et fuient en longeant la falaise. Il reviendront après, quand il y aura à manger, quel que soit le vainqueur, quels que soit ceux qui meurent.

Koluscabé a bien préparé son attaque, les dix hommes convenus armés de lourdes lances vont se cacher au pied du guide. Il crie, il lance le défi! Du troupeau se détache une énorme bête, le champion. Sa laine coule jusqu'au sol si bien qu'on a l'impression de voir une montagne couverte d'herbe sèche... La bête répondra au défi, assez lentement d'abord puis de plus en plus vite la bête fonce vers les insolents, et là, tout près, dix lances volent et frappent l'animal qui stoppe sous le choc, vacille et tombe. Koluscabé sort son couteau et vite va trancher la gorge de la victime, il ne faut pas qu'elle souffre.

Maintenant la voix du conteur enfle et roule comme le tonnerre et le troupeau se lance dans la course vers les assaillants et les lances volent, les bêtes tombent, c'est la victoire.

Le teuïkan du conteur est prêt. Les premiers coups de la main sur le tambour, sont un appel à la prière. Il faut remercier ces bêtes qui ont accepté le sacrifice pour que le peuple vive. Le combat a été juste. Cette fois-ci les hommes ont gagné, mais combien de fois, ils perdront.