Apprendre le calme

Souvenir épars, j'ai finalement très peu connu mon père. Il n'y a pas de raison pour que je vous en parle aujourd'hui, simplement que j'ai le goût.

J'ai très peu connu mon père. Il avait son travail dans la grande forêt qui le tenait loin de la maison la plupart du temps, et puis il y avait l'école, les pensionnats pour la presque totalité de ma jeune vie. Alors pour la petite enfance, de vagues souvenirs de fête. D'un espèce de père Noël qui arrivait on ne sait trop quand pour repartir quelques jours après.

A l'adolescence, je me suis souvent demandé que venait-il faire dans la maison. Pas de haine ou de conflit, mais j'étais tellement prisonnier de mes malaises que je ne pouvais voir ni un modèle, ni des solutions. J'ai vraiment passé à côté peut-être pas de solutions, pas sûr qu'il en existe, mais au moins d'une sagesse qui m'aurait appris le calme.

Jeune adulte, j'allais le voir avec les enfants les périodes de congés, parce que chez lui, c'était vraiment la fête pour les enfants, tout était permis, tout était possible, tant que tout se faisait ensemble. Il était très habile à montrer que ce qu'on fait pour son propre bonheur ne sert à rien alors que ce qu'on fait pour le bonheur du groupe nous comble. Ce fut l'époque où nous avons beaucoup partagé autour des jeux, le bridge et les échecs surtout. Ses analyses étaient précises et lumineuses, sa subtilité renversante.

Un homme de très peu de mots. En perdant la sienne, il avait perdu le goût des langues et de parler. Les mots n'exprimaient pas son discours, alors il se débrouillait pour dire autrement. Quand on lui serrait la main on savait ce que toucher veut dire. Une immense colère l'habitait, on la sentait tout de suite. Elle n'était ni soumise ni refoulée, sa colère était simplement calmée, elle attendait de s'exprimer pour changer le monde.

A sa retraite, il s'occupait des fleurs. Une façon de dire la beauté du monde, sans avoir à aligner des mots qui sont toujours trop imprécis, trop acculturés pour vraiment dire. Il était entré en contact avec un merle d'Amérique, et faisait ensemble le même travail, s'occuper de la terre pour dire la beauté du Monde. Alors il prenait de sa puissante main qui ne trembait pas le petit merle, et il le mettait dans sa poche de gilet. Si l'homme déterrait une larve ou un ver, l'oiseau l'en débarrassait.

J'ai déjà pris un merle, un peu par traitrise, mais il n'a pas accepté de m'accompagner dans ma poche. Je ne suis pas assez calme. Je regrette tout ce temps où je n'ai pas su apprendre.