Un grand poème

Toute ma vie, j’ai cherché quel était le modèle, le plus grand poème de la langue française, celui qui définissait le génie de cette langue. Évidemment, je n’ai trouvé que des textes qui définissaient mon rapport avec cette langue. Dans les troubles de l’adolescence, « le bateau ivre » de Rimbaud, définissait mes angoisses. Un peu plus tard, dans ma recherche de la partenaire, ce fut « L’invitation au voyage » de Baudelaire.

Après quand la recherche du sens est devenue mon mode de vie, « Le cimetière marin » de Valéry… « O récompense après une pensée qu’un long regard sur le calme des dieux » ou encore « ces toits tranquilles où picorent les focs » ça, c’est de la perfection.

Il y a moins de 20 ans, un texte tout aussi exceptionnel est apparu. J’ai envoyé une dizaine de courriels pour avoir la permission de publier le texte, sans résultat. Comme je le prends déjà sur l’Internet, je présume que ce n’est pas un trop gros péché. Le poète qui me dit l'état du monde, l'état de la langue, c'est Richard Déjardins. Même si volontairement il écrit la plus part de ces textes dans une langue volontairement populaire ( qui ne l'est pas vraiment), sa connaissance rafinée de la langue lui permet aussi de dire l'extrème du discours.

Une femme sur les rives du Kamchatska, invite son amour à traverser le détroit qui les mèneront à la terre nouvelle :

Richard Desjardins NATAQ Paroles et musique: Richard Desjardins, 1990

Toi, tu es ce soleil aveuglant les étoiles;

Quand tu parles au mourant sa douleur est si douce.

Pour trouver le racage et tuer l'animal,

Pour trouver le refuge tu es mieux que nous tous,

Nataq.

Je dis que je ne peux rêver la vie sans toi.

J'ai la mémoire des eaux où je me suis baignée.

Maintenant que tu vis, que je rêve à la fois,

Tout mon être voudrait que tu sois le dernier,

Nataq.

Mais je ne veux pas mourir sur ce rocher accore

A la vue des autres, abusée par les dieux.

Il n'y a pas de fleurs pour jeter sur mon corps,

Et qui donc frappera le tambour de l'adieu?

Je te le redis, je te suivrai dans la fosse,

Mais je veux de la terre, ô Nataq, tu m'entends!

Si cela te convient, si la vie nous exauce,

Nous serons ensemble jusqu'à la fin des temps.

Mais je suis si inquiète, la lumière retarde

Un peu plus chaque jour, ton silence m'opprime.

Ouvre les yeux et vois que les loups nous regardent,

Ils ont déjà choisi le moment, la victime.

Et voilà que s'échappe dans ce ciel obscurci

Le souffle du chaman étranglé de remords.

Vois! il tremble de peur et ses doigts sont noircis,

Et pendant que je t'aime, il appelle la mort.

Si la mort se hasarde où s'achève le monde

Sois certain qu'elle ne viendra pas que pour lui;

Cachons bien nos blessures, elle s'en vient pour le nombre.

Ô Nataq bien-aimé, moi, mon coeur a conclu,

Moi, je meurs de mourir dans ce funeste camp.

Oui, nous sommes perdus comme nul ne le fut,

Oui, nous sommes perdus mains encore vivants.

Ouvre les yeux et vois cette nuée d'oiseaux

A l'assaut de la mer inconnue, où vont-ils?

Moi je dis que là-bas il y a des roseaux;

Allons voir, allons voir; je devine des îles

Où le jour se lève, me nourrit et se couche,

Sur des plumes divines et des cavernes sûres.

Il y aura de l'eau chaude comme ta bouche

Pour accoucher la fille et fermer sa blessure.

A ton signe, à ta voix, recueillis sous tes lances,

Des troupeaux de bisons réclamant sacrifices,

Et quand éclatera la lune d'abondance,

Des orages de fruits pour que vive ton fils.

Ton destin est le mien, nous ne mangerons plus;

Nous irons frayer aux savanes intérieures,

Et tu t'enflammeras mon désir pur et nu;

Que je hurle ta joie, que tu craches mon coeur.

Et si par miracle nos prières parviennent

A calmer ces dieux fous que ta douleur fascine,

Je n'accepterai pas que l'un d'eux me ramène

Où j'ai pleuré du sable et mangé des racines.

Je ne retourne pas sur les lieux anciens,

Sous les lois de guerriers débouchant aux clairières,

La mémoire brûlée, le flambeau à la main;

S'il me faut retourner, je retourne à la mer.

Je suis jeune, Nataq, comme un faon dans l'aurore,

Et la vie veut de moi et voudrait que tu viennes;

Réveillons la horde, je l'entends qui l'implore;

Attachons les épaves aux vessies des baleines.

Nous serons les premiers à goûter aux amandes;

Traversons, traversons, amenons qui le veut.

Aime-moi! Aide-moi! Mon ventre veut fendre.

Je suis pleine, Nataq, il me faudra du feu.