Savez-vous compter des Ukaliq?

L'hiver c'est plus facile, il y a deux petites taches noires sur le bout des oreilles. Alors on compte les petites taches noires sur la neige, on divise par deux et on multiplie par 3 parce que les deux tiers cachent leurs oreilles dans la fourrure. L'été par contre...

La plaine est parsemée de mares causées par le dégel du sol en surface. En rangs ordonnés selon le recul des glaciers, les bourlets de moraine créent des cachettes pour les lemmings et les lièvres de l'arctique. En surface des grosses pierres grises que le glacier trainaient sont laissé comme au hasard. Si on a un petit aimant dans sa poche, il est très facile d'y trouver des météorites. Ils ont tombé chaud sur la glace, se sont creusés des trous sans casser, et maintenant que la glace n'est plus là, il n'y a pas de végétation pour les recouvrir.

Le sol est beige, gris, parfois un peu ardoisé et si le soleil brille les taches vertes se voient comme un espoir de vie. Par contre, si le ciel est gris, ce qui est assez fréquent, il est bien difficile de voir autre chose que des nuances de gris, un paysage pensé par un glacier aveugle: l'esprit y est, la pensée est organisée, mais il n'y a pas de vraies couleurs et les détails ne sont pas soignés.

Savez-vous compter des Ukaliq? Sur la photo, je sais qu'il y en a deux. Je le sais parce que je les voyais en prenant la photo mais je ne vois qu'une pierre un peu duveteuse maintenant. Le loup qui les mangera n'a pas besoin de les voir, il se contentera de les sentir.

Alors, j'ai la preuve que je ne sais pas. Que l'ensemble de l'appareil scientifique, que la rationalité ne me dit pas ce qu'est la vie... que la vie dépasse ma volonté de savoir. Et cela m'emplit d'une joie profonde. La vie me dépasse tellement que j'en fais partie, je ne suis pas le penseur de la vie, mais un vivant dans le vivant. La solution ne dépend pas de moi mais de la vie. Oui, j'en mourrai de ne pas savoir, mais c'est le sens même de la vie.